CD : Peux-tu me raconter l’histoire de ton exploitation horticole ?
MD : C’est une exploitation familiale que mes parents ont montée dans les années 50. Ils ont commencé avec des cultures d'œillets en plein champ, que l’on appelaient “ordinaires” à l’époque. Ces fleurs ont été une véritable réussite dans les Alpes-Maritimes et leur ont permis de gagner leur vie assez confortablement, je dois l’avouer.
Les toutes premières serres de l’exploitation étaient en bois et, malgré une piètre sécurité, elles ont tout de même permis à la production d’évoluer et de passer à une phase supérieure. Dans les années soixante-dix, un œillet américain beaucoup plus sophistiqué est venu s'installer : le Sim. Son arrivée s’est accompagnée de la rénovation des serres de l’exploitation, avec poteaux en ciment et structure métallique. Je me rappelle que mes parents me disaient qu’ils essayaient d’en moderniser une par an. L'œillet américain s’est bien vendu et a fait la fortune de certains horticulteurs du département.
La situation s’est dégradée rapidement. Le Fusarium Oxysporum, une maladie qui a dévasté les plantations, les a poussés à s’orienter vers une variété moins belle mais plus résistante : l'œillet hybride. À cela s’est ajoutée la rumeur de "l'œillet porte-malheur” qui a porté un fort préjudice à la production horticole. Il faut ajouter que la culture de l'œillet nécessite beaucoup de main d'œuvre, notamment autour du tuteurage ou du déboutonnage qui représentent des heures et des heures de travail. Après quelques années de culture, en 1974 exactement, mes parents se sont aperçus qu’ils étaient trop coûteux et ont décidé de se tourner vers la culture de gerberas. Cette année-là a rimé avec les premières serres de semis de gerberas variées de plusieurs couleurs, en culture sur banquettes et en pleine terre. Mon père a remarqué que cette plantation était très demandeuse de chauffage pour atteindre une température entre dix-huit et vingt degrés toute l’année. Il avait donc installé le système ambitieux du chauffage à système racinaire qui, au lieu de chauffer les serres, chauffait la racine des fleurs par le passage d’un tuyau contenant de l’eau à trente-cinq degrés.
Les années 80 et leur crise pétrolière ont sonné l’arrêt de la chauffe des serres, qui s’est avérée être une erreur monumentale : la production était réduite à la période estivale qui correspondait heureusement à la saison des mariages, des batailles des fleurs roses et blanches et des manifestations culturelles et festives. Le temps a passé et la chauffe a repris.
Dans les années 90, mon épouse et moi avons repris l’exploitation avec des œillets mignardises et des œillets multi-fleurs. Au départ, nous travaillions tranquillement sur 1200 mètres de serres avant d’investir en 1996 dans un terrain où nous avons lancé la première culture de gerbera en plein champ. J’ai alors pris conscience du travail de mon père et je me suis intéressé à l’aspect environnemental de notre métier. J’ai fait le choix d'arrêter tout produit chimique et une année plus tard je suis passé au système hollandais, en hors-sol, qui a amélioré nos conditions de travail et nous évitait à la fois le désherbage et le traitement chimique du sol. Cette méthode de travail nous a permis de multiplier par quatre les rendements au mètre-carré. Malgré tout, nous continuions à consommer cent-mille litres de fuel par an alors que le prix du pétrole ne cessait de grimper. J’ai décidé d’opter pour une chaudière à bois, qui représentait une installation onéreuse dans les années 2000. Elle m’a coûté environ deux-cents-mille euros, en partie compensés par une aide équivalant à 20% du montant du Conseil Départemental et de la Région. Depuis, je consomme pratiquement quatre-cents tonnes de bois par an, provenant principalement de la récupération de bois de la décharge. Je suis moins attentif à la température car ce système de chauffe m’a permis de sauver mon exploitation et d’exister en 2020. Sans cela, j’aurais arrêté depuis bien longtemps.
Il y a une réelle prise de conscience liée aux produits phytosanitaires, accompagnés par des essais de “protection biologique intégrée”. Cela consiste, par exemple, à introduire des coccinelles pour qu’elles mangent les pucerons. Cette méthode fait ses preuves en maraîchage, moins dans le secteur de la fleur coupée. Pour ma part, j’utilise beaucoup d’huile blanche, un produit non-toxique, qui permet d'asphyxier les insectes indésirables sur la feuille.
CD : Comment vends-tu tes fleurs ?
MD : Aujourd’hui je peux aussi bien vendre mes fleurs à un fleuriste des Alpes Maritimes, qu’à un grossiste corse. Dans le détail, la fleur est ramassée le lundi et le jeudi. Elle est vendue le mardi matin sur le MIN - Marché d'Intérêt National de Nice. J’y ai une place attribuée, un carreau comme on l’appelle, et je vends régulièrement à des revendeurs qui commandent par SMS ou téléphone. Je travaille sur un produit frais de qualité recherché et je me bats contre les grandes surfaces et assimilées pour essayer de respecter ce critère de fraîcheur.
Je remarque qu’avec la crise sanitaire, les consommateurs privilégient les productions locales et la vente directe. Un réel relationnel se crée du fleuriste au client.
À titre personnel, je suis producteur, je ne vends pas aux consommateurs mais bien aux fleuristes et grossistes. Le fleuriste valorise sa fleur dans son magasin, c’est un artisan de la fleur qui la met en valeur à trav ers de belles compositions. Le grossiste, lui, la revend à un fleuriste, c’est un intermédiaire supplémentaire.
CD : Quel est ton engagement pour le secteur horticole ?
MD : Je me suis engagé dans le syndicalisme à l’époque de la guerre du Golfe pour me battre pour un prix du pétrole spécifique et stable pour le monde agricole, notamment sur le chauffage de serre et le carburant à destination des tracteurs. Certaines opérations syndicales se sont couronnées de succès, elles ont permis de débloquer des aides financières et de faire prendre conscience que le véritable levier se trouvait dans l’énergie. De nos jours, tout le monde s’installe en portant une démarche durable, il est impossible de fonctionner au fuel ou au gaz.
Aujourd’hui, je suis Président de la Chambre d’Agriculture du département des Alpes-Maritimes pour défendre la filière horticole française en concurrence directe avec d’autres pays, et principalement la Hollande qui pratique des prix cassés.
Je me bats sur les territoires, dans le département, contre la disparition des exploitations agricoles. Nous menons un travail considérable sur les PLU - Plan Local d’Urbanisme - pour conserver des zones agricoles et maintenir cette activité qui se fait de plus en plus rare. Beaucoup d'agriculteurs ont préféré s’orienter vers le maraîchage moins coûteux, moins contraignant, et qui demande moins d’investissement. Au lieu d’installer une chaudière bois, ils ont préféré diversifier avec les légumes. Pendant la pandémie, les maraîchers n’ont pas de problème de vente par exemple.
Je m’investis aussi dans le plan mis en place suite à la tempête Alex qui a touché de plein fouet notre département. J’agis sur les réseaux sociaux, pour l’aide aux éleveurs et agriculteurs de la Vallée de la Roya qui ont tout perdu : leur outil de travail et leur maison. Notre mission est très claire, elle consiste à remettre en place une économie dans ces vallées.
Au quotidien cet engagement me complique la vie puisque je dois jongler entre la famille, notre exploitation et celles des autres, mais agir pour l’intérêt général m’apporte une réelle satisfaction personnelle. Quand j’ai chargé et déchargé vingt tonnes de foin pour aider les autres : j’ai servi à quelque chose. C’est tout.
CD : Comment imagines-tu l’avenir de l’horticulture ?
MD : Pendant la pandémie, j’ai remarqué que je vendais beaucoup de fleurs en direct, au bord de la route. Les gens étaient en crise mais ils achetaient des fleurs pour apporter de la couleur, pour se réconforter. J’ai l’impression qu’en pleine crise sanitaire les gens en ont besoin, elles sont synonymes de qualité de vie dans leur maison pour contrer l’enfermement.
Sur les deux premières semaines, nous avons abandonné 100% de notre production, ce qui représente environ six-mille tiges. Au lieu de les jeter, nous les avons distribuées à la clinique, aux urgences, aux infirmières, aux aides-soignants de Saint-Laurent-sur-Var, notre commune. Nous avons offert pour faire plaisir. Ensuite nous nous sommes occupés des livraisons funéraires et mortuaires, avec lesquelles l’exploitation a redémarré. En parallèle, les grossistes qui achètent en Hollande, ont décidé de n'acheter que du local. Il y a eu un renversement de la situation. Il y a une prise de conscience en faveur de la consommation locale, par les consommateurs et certains grossistes.
En dehors de cette crise sanitaire, j’imagine un avenir très limité à l’horticulture en France, plus précisément dans les Alpes-Maritimes. Il n’y a plus d’envie de se lancer dans ce métier, et ceux qui l’ont fait sont aujourd’hui très affaiblis par le contexte économique. J’observe encore des installations dans les plantes à parfum ou les huiles essentielles, mais pas en horticulture. En revanche, je pense que ceux qui resteront, vendront aisément. Je le vois sur mon exploitation, plus le temps passe, moins j’ai de soucis de vente. Un horticulteur doit être capable de répondre aux demandes, s’il ne produit pas suffisamment, personne ne le regarde.